8.3.11

LE TEMPS N'EST PAS FAIT DE TEMPS



Nourrie par les sens, l'intelligence se détache difficilement de sa conception primaire d'un continu sensible. Comme elle avait rempli d'éther l'espace, elle avait doué le temps d'une manière de consistance; mais extrêmement légère, correspondant à la vague fluidité des perceptions ordinaires de la durée, données par la cénesthésie. Cette trame si exquise, ce fil ténu des Parques, cette pellicule de chagrin, cette substance indécise, plus subtile encore que l'éther, et qui se refusait même à recevoir la précision d'un nom propre, restait cependant une réalité matérielle.



Le cinématographe a détruit cette illusion; il montre que le temps n'est qu'une perspective, née de la succession des phénomènes comme l'espace n'est qu'une perspective de la coexistence des choses. Le temps ne contient rien qu'on puisse appeler temps en soi, pas plus que l'espace ne renferme d'espace en soi. Ils ne se composent, l'un et l'autre, que de rapports, essentiellement variables, entre des apparences qui se produisent successivement ou simultanément. C'est pourquoi il peut y avoir trente-six temps différents et vingt sortes d'espaces, comme il peut y avoir d'innombrables perspectives particulières, selon les positions infiniment diverses des objets et de leur observateur.



Ainsi, après nous avoir indiqué l'irréalité du continu comme du discontinu, le cinématographe nous introduit, et assez brutalement, dans l'irréalité de l'espace-temps.
-Jean Epstein, L'intelligence d'une machine, repris dans Écrits sur le cinéma, vol.1 1974

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